CHAPITRE XIV

Tout alla ensuite très vite.

Jo et Tara, les deux Andromorphes qui avaient cru bien après la fin du jeu être des humains, des membres de cette race mammifère primitive dont la belle et riche planète bleue venait de faire l’objet du traditionnel jeu de conquête auquel Andros et Scyncos se livraient depuis des dizaines de périodes galactiques… Jo et Tara joignirent leurs mains. Un crépitement naquit de ce contact. Leur fourrure s’électrisa, grésilla, s’illumina, passa du gris au blanc argent, comme si chaque poil qui la composait était devenu une aiguille de mercure.

La porte du poste de vigie coulissa, s’ouvrit en grand sur un groupe compact de Scyncomorphoïdes. Leur chef, celui qui avait, durant le jeu, revêtu l’identité fabriquée de Fernando Matébé, était au premier rang. Il braqua son dissociateur moléculaire sur le couple. Il hésita une seconde, ses yeux sans paupières réduisirent leur pupille à une fente plus mince qu’un trait de crayon. Au centre de la salle, les deux Andros étaient devenus deux statues de lumière pure. Le Scynco pressa le contact de son arme, imité par ses plus proches voisins. Les éventails d’énergie mêlèrent leurs vibrations vertes à l’insoutenable éclat qui émanait du couple soudé, s’y noyèrent. La lumière reflua en flammèches solaires vers les reptiles entassés dans la coursive. Les dissociateurs devinrent brûlants, leur métal vira au rouge, au blanc, ils fondirent, explosèrent dans les serres griffues. Le poste n’était plus qu’un ouragan de lumière solide, le cœur d’une étoile, une explosion figée de neutrons lourds. Au centre de cette nova miniature, les deux silhouettes rayonnantes avaient disparu, comme étaient en train de se dissoudre sans douleur les Scyncomorphoïdes bloqués dans la coursive, tous ceux que contenait le vaisseau cosmique, et le vaisseau lui-même, dont l’armature de sombre métal devint aussi transparente que du cristal avant de se mêler atome par atome aux eaux noires de l’espace.

Avant de disparaître, le chef des Scyncos avait pu lancer, de son langage sifflant, une dernière exclamation qui était à la fois cri de rage et de défaite :

— Les Primordiaux !

Et l’océan infini retrouva sa paix et son silence.

À une vitesse fabuleuse, les deux forces incommensurables qui avaient, un temps infinitésimal à la mesure cosmique, revêtu l’apparence humaine, puis andromorphe, plongeaient vers le cœur de la Galaxie. Elles plongeaient, invisibles, courbant autour d’elles les rayons lumineux, vers ces régions de l’espace où la matière est si dense, où les rayonnements sont si intenses, où la gravitation est si écrasante qu’aucun être de chair, même protégé par la plus épaisse carapace matérielle ou énergétique, n’aurait pu survivre une nanoseconde. Elles atteignirent le noyau galactique, le pénétrèrent. La matière infraplanétaire se fragmentait autour d’elles pour se recomposer après leur passage, les rayonnements les plus durs leur étaient caresse de plume, la force titanesque de la gravitation ne leur opposait pas plus de résistance qu’un modeste écran de fumée.

Les deux météores de pure énergie ralentirent, se nichèrent entre l’incandescence de trois étoiles à protons et l’entonnoir sans fond d’un trou noir. L’orage cosmique, inchangé depuis des milliards d’années, passait sur eux ainsi qu’un souffle de vent, le torrent photonique des étoiles géantes avait pour eux la douceur pastel d’un arc-en-ciel. Ici, les Primordiaux étaient chez eux. Et leurs semblables vinrent les rejoindre. Au sein de la fournaise cosmique, au centre de ce que les Primordiaux, dans leur indicible langage, appelaient l’Arc, se tint une sorte de conseil. Les deux Primordiaux qui avaient pu être nommés, sous une autre forme, tellement primitive, Joseph Wong et Tara Bronski firent état de leur expérience, et on leur répondit. Bien sûr ils n’employaient pas de mots pour cela, car les Primordiaux n’avaient ni bouche, ni langue, ni chair, ni corps d’aucune sorte. Ils n’employaient pas non plus ce qui pourrait être désigné par le concept télépathie, car ils n’avaient pas de cerveau, ni aucune sorte de centre neuronique ou nerveux. Les Primordiaux étaient, et cette existence indicible était la vraie mesure de leur puissance.

Autrefois, il y avait très longtemps, plus de vingt périodes galactiques, à une époque où la Terre, cette planète qui faisait l’objet du conseil, n’était encore qu’une boule de boue brûlante, les Primordiaux avaient possédé une enveloppe de chair. Ils s’en étaient affranchis. Ils étaient la plus vieille race pensante de l’Univers, l’espace sans limites était leur seul domaine, ils étaient les Maîtres. Mais des Maîtres qui n’intervenaient que très rarement dans les affaires des primitives créatures de chair qui peuplaient les planètes. Les Primordiaux se bornaient à surveiller de loin, avec l’amusement serein que procure une très vieille sagesse, les agissements parfois brutaux des peuples de la Galaxie, ceux qui restaient encore attachés à leur monde d’origine, comme les Terriens, et ceux qu’une évolution plus ancienne poussait à essaimer à travers l’espace… comme les Andromorphes et les Scyncomorphoïdes.

Ceux-là étaient en train de se partager la Galaxie. Peut-être était-ce inexorable, peut-être pas. En tout cas, les deux races représentaient la pointe de l’évolution pour deux groupes biologiques qui se retrouvaient à peu près partout dans l’Univers : les mammifères et les reptiles. Les mammifères étaient moins belliqueux, les Andromorphes étaient plus tournés vers le commerce et les arts. Les reptiles, les Scyncomorphoïdes, étaient de froids et impitoyables guerriers. Mais les deux rameaux évolutifs, qui se partageaient déjà des centaines de mondes habitables, ne se livraient pas à une guerre ouverte, qui eût risqué de les détruire. Au cours des éons, ils avaient mis au point un jeu, le Jeu.

Chaque monde nouveau qui faisait l’objet d’une revendication territoriale à l’échelle de la Galaxie était soumis au verdict du jeu. Une maquette synthétique du monde en question était construite, et deux groupes de combattants andromorphes et scyncomorphoïdes s’y affrontaient, dans un combat en principe égalitaire et loyal, jusqu’à la victoire d’une des parties, à qui pouvait alors échoir le monde réel. Le jeu avait revêtu différentes formes. Ce n’était que récemment – une demi-période galactique –, que les adversaires en avaient complexifié les règles, qui voulaient que désormais les deux parties adverses revêtissent par clonage récessif l’apparence chamelle de la race dominante de la planète qui était l’objet de chaque nouveau jeu.

Le plus récent jeu avait été le jeu de la Terre. Pour une fois, les Primordiaux avaient décidé d’y regarder de plus près.

Lorsque les deux Andromorphes avaient joint leurs mains, ils n’avaient pas obéi à un ultime sentiment de solidarité raciale, non plus à une pulsion de nature sentimentale ou sexuelle. Ils obéissaient à quelque chose de beaucoup plus fort, de beaucoup plus fondamental : leur conscience de Primordiaux.

Ils l’avaient ignorée, oubliée. Ou plutôt elle s’était tenue en retrait de leur esprit le temps qu’ils observent avec toute l’impartialité voulue les dernières phases du jeu. Au moment voulu, la conscience de leur identité, mais aussi de leurs pouvoirs, de leur puissance, était revenue. Jo et Tara n’étaient pas les victimes d’un mauvais transfert, d’un clonage raté qui eût effacé une bonne partie de leur mémoire. Jo et Tara n’étaient pas seulement des Andromorphes dans le corps de deux Terriens, ils étaient aussi et avant tout deux Primordiaux dans une enveloppe d’Andromorphes. La dernière vérité avait caché une vérité plus ultime encore.

Cette vérité contenait implicitement un jugement sans appel : malgré leur victoire dans le jeu de la Terre, les Scyncomorphoïdes n’hériteraient pas de la planète. Et le vaisseau des vainqueurs se transforma en lumière, en rayonnements, en poussière d’atomes.

Joseph Wong parlait (même s’il n’employait ni bouche pour exprimer les mots, ni cerveau pour les conceptualiser) :

— Les Scyncomorphoïdes voulaient la Terre. Leur argument était simple, logique aussi. Il y a six cents millions d’années terrestres, la forme de vie dominante sur ce monde était effectivement reptilienne. Si l’évolution y avait suivi la voie tracée, la Terre aurait fini par développer une civilisation scyncomorphoïde. Les hasards cosmiques en ont voulu autrement. Un météore gigantesque a chuté sur la Terre, bouleversant son climat de manière fondamentale et durable. Les principales souches reptiliennes n’y survécurent pas. Cela se passait il y a 65 millions d’années terrestres. Et ce monde, à l’origine voué à l’aboutissement scyncomorphoïde, a changé de cap pour développer une souche de mammifères intelligents qui, dans le futur, feront partie intégrante des andromorphes…

Tara à son tour parla, de sa voix qui était une inaudible manifestation d’indescriptibles influx cosmiques.

— Tels que nous avons pu les observer à travers leurs ombres, c’est-à-dire les copies conformes issues du transfert, les Terriens forment une civilisation originale, certes imparfaite, habitée comme trop d’autres peuples par des germes de violence, mais riche d’espoir. Le temps pour eux est proche où, s’ils ne se détruisent pas eux-mêmes, ils s’élanceront dans l’espace. À ce stade de leur évolution, il n’est pas juste qu’ils fassent l’objet du jeu. Pour eux, il est trop tard. Les Terriens sont, et doivent rester un rameau autonome. Les Scyncomorphoïdes l’ont toujours su. Ils n’ont pas voulu en tenir compte.

Au sein de l’assemblée, entre les invisibles météores d’énergie qui formaient le conseil des Primordiaux, il se fit l’équivalent d’un brouhaha : des planètes en fusion tanguèrent sur leur orbite, plusieurs étoiles appartenant à des systèmes multiples se séparèrent d’une partie de leur matière en protubérances qui flamboyèrent à plusieurs millions de kilomètres de leur surface. Jo reprit la parole :

— Les Scyncos ont triché. Ils ont triché pour gagner. J’en ai fait l’expérience. Sous l’apparence du Terrien Joseph Wong, j’ai été attaqué chez moi, par ma femme, mon fils âgé de sept ans, ma fille âgée de dix-neuf mois. Des parents, des amis m’ont traqué… Ceci n’est pas dans les règles !

Cette fois ce fut une houle de rires – ou ce qui en tenait lieu – qui secoua l’ordonnance cosmique du secteur de l’Arc où se tenait l’assemblée. Un des assistants prit à son tour la parole, un Primordial âgé de près d’un million d’années, revenu depuis peu de la galaxie d’Andromède.

— Il semble bien en effet que nous ayons eu raison de surveiller de près le jeu de la Terre. Même si ce que tu nous rapportes de ses péripéties vaut moins au regard de l’éternité de l’Univers que l’ancienne explosion d’un météore, cela en effet désigne à notre attention les agissements des Scyncomorphoïdes et leur trop pressant désir d’expansion. Votre intervention, jeunes Primordiaux, ne peut que recevoir notre approbation. Cette planète jusqu’alors inconnue de moi que vous appelez la Terre devra poursuivre de manière autonome sa voie sur le chemin de l’évolution. Nous le signifierons aux Scyncomorphoïdes…

L’assemblée dans son ensemble fit chorus. Si les Primordiaux avaient eu des mains pour applaudir… Mais ils n’en avaient pas, ce qui épargna à l’environnement galactique des dommages irréparables. Cependant les deux jeunes Primordiaux envoyés en espions dans le jeu de la Terre, ces deux gamins cosmiques qui avaient à peine un centième de période d’âge, n’en avaient pas tout à fait terminé.

— À bien des égards la Terre est une planète attachante, dit Jo. Et l’avoir connue sous le seul aspect restrictif du terrain de jeu est bien frustrant. Je souhaiterais avoir l’autorisation du conseil d’adopter une fois encore l’apparence humaine afin de vivre pendant quelques dizaines d’années une vie de Terrien ordinaire. Par exemple en réendossant l’enveloppe de cet Américain du Nord de la deuxième moitié de leur XXe siècle…, ce Joseph Wong auquel je suis habitué, et dont je n’ai pas exploité, tant s’en faut, toutes les possibilités de vie.

— Je ferai la même demande, dit Tara Bronski. L’existence cosmique possède ses joies grandioses. Mais la vie matérielle d’un mammifère primitif recèle de petits plaisirs qui ne sont pas négligeables…

Il y eut encore quelques rires indicibles, bien qu’aucun Primordial ne prit la peine de questionner Tara sur la réalité des petits plaisirs en question. Le vieux Primordial avait toutefois quelque chose à ajouter :

— Il n’y a aucun obstacle éthique à votre désir commun. En conséquence, nous vous donnons volontiers l’autorisation de vivre à votre guise l’expérience qu’il vous plaît de tenter. En regard de nos normes d’existence, votre incarnation terrestre sera naturellement d’une extrême brièveté. Mais, votre nouvelle mutation récessive achevée, vous réintégrerez comme il se doit votre essence primordiale. La limitation que vous aurez à subir est d’une autre sorte : pendant toute la durée de votre existence humaine, vous serez démunis des pouvoirs qui sont notre apanage. Votre vie sera exactement celle d’humains ordinaires, même si l’obscure conscience de ce que vous êtes en réalité vient parfois vous visiter. Acceptez-vous cette contrainte ?

— J’accepte, dit Jo.

— J’accepte, dit Tara.